
A l’instar des femmes, les personnes mineures constituent un groupe social discriminé, torturé, vendu, violenté psychiquement, physiquement et sexuellement à travers le temps et l’espace. Elles sont à la fois mains d’œuvre dociles, réceptacles des aspirations familiales les plus tordues, et victimes des angoisses perpétuelles des adultes qui les entourent. Nous leur avons construit une société qui leur est hostile, exige d’elles qu’elles soient sages et se taisent.
Être un enfant agréable c’est comme être une femme « bien » : ne pas revendiquer trop fort, obéir aux chefs, écouter des gens qui ne les écoutent pas, considérer les adultes comme supérieurement intelligents, renoncer à vivre sa propre liberté. Comme pour les femmes, la vie des enfants et des adolescents est quadrillée par des mœurs et des institutions judéo-chrétiennes, qui tiennent les mineurs comme inférieurs. Des discours qui se veulent bienveillants considèrent enfants et ados comme des « adultes en devenir » et pour cela nous devrions, nous, adultes accomplis, transmettre notre vision du monde prévalente, mais qu’en est-il de ce qu’ils sont aujourd’hui ?
Il est de plus en plus évident que l’espace public est le lieu premier de l’absence des enfants et adolescent.es (de nombreux articles existent à ce sujet): l’environnement du quotidien se révèle dangereux, étroit, bruyant et sale. Mais cette disparition n’est pas qu’un dommage collatéral des politiques urbanistiques, le problème ne vient pas du manque de tobogan ou d’animaux sur ressorts: elle est l’incarnation dans le réel de la non-place des mineur.es dans la vie publique, voire même du contrôle permanent auquel iels sont soumis.es. Il a été totalement normalisé au fil des ans que les mineur.es ne soient ni entendu.es, ni entendables, que leur corps soient contraints de l’enfance à l’âge adulte. C’est même la théorie pédagogique la plus répandue à travers nos lieux d’accueil de l’enfance. L’existence en huis-clos que vivent une grande majorité des enfants et ados n’est pas sans rappeler les vies qu’ont subies les femmes lorsque chaque décision les concernant était prise par un homme. C’est d’ailleurs sur ce modèle d’éducation des enfants que les hommes ont calqué leur façon de traiter leurs épouses, leurs sœurs, les filles adultes…
Aujourd’hui, différents courants féministes s’efforcent de replacer les femmes aux commandes de leurs histoires et de leur être-à-soi et à l’autre. Il en est de même pour les personnes racisées, qu’on peut, par exemple, lire et écouter sur différents médias ou voir à la télévision. Cela ne se fait pas sans heurts et sans obstacles, tant nos ennemis sont mesquins et égotistes. Nous sommes donc régulièrement traitées « comme des enfants »: avec condescendance, mépris et sans intérêt. Pour autant, nous sommes de plus en plus en position de nous défendre, car nous faisons groupe et sommes identifiées comme corps en luttes. Il me semble que concernant les personnes mineures, nous n’en sommes pas à ce point ni même aux prémices.
Les jeunes subissent le salariat non seulement car nous ne leur proposons que ça comme avenir, mais également parce qu’une société construite autour de l’emploi salarié productiviste voit son temps rythmé par ce dernier. Les personnes mineures représentent donc un obstacle à l’organisation de ce temps, l’école telle qu’elle est pensée et construite représente, elle, une solution. Certain.e.s chanceux.ses se verront éduquer à la maison, d’autres dans des écoles « alternatives » à 600 euros par mois, pendant que la masse grouillante d’enfants des classes populaires continuera d’alimenter la bête (vous le dites si ça devient trop évident que je n’aime pas l’éducation nationale, car j’essaie de rester discrète). Il en est ainsi depuis le 18ème siècle et il n’est pas question de changer.
Ce que nous nous gardons bien d’apprendre à « nos jeunes », c’est qu’elleux aussi ont leur histoire des luttes: de la révolution française à la Commune, leurs mains ont tenues des armes et construit des barricades. Iels ont hurlées leurs faim et leurs colères. Iels se sont organisé.es en tant que groupe, se revendiquant en tant que mineur.es. Iels ont fugué.es, ont publiés des fanzines politiques, ont tenus des lieux en autogestion, à 9 ans comme à 15 (j’invite ici à lire le premier chapitre du livre de Yves Bonnardel, La domination adulte, l’oppression des mineurs. Ed. Le Hêtre Myriadis).
Paradoxalement, alors qu’on considère le travail des enfants comme condamnable, c’est une des conditions qui a permis le plus aux enfants de s’organiser comme syndicat, non seulement pour réclamer des droits en tant que travailleureuses, mais aussi en tant que personnes, certains collectifs de mineur.es rejetant d’ailleurs la Convention des droits de l’Enfant, pour la raison logique que, par la différenciation effectuée, il semble que les enfants ne sont pas concernés par les Droits de l’Homme (comme ne semblent pas l’être les femmes, les indigents et les apatrides. En fait c’est que pour les hommes propriétaires donc tant pis). Rappelons pour simple information que l’interdiction du travail des enfants à travers le monde n’empêche pas dans les faits leur exploitation et les place au contraire dans une situation d’illégalité dangereuse en les empêchant notamment de se syndiquer.
Bon puisqu’il faut le dire, bien sûr que je ne souhaite pas qu’on envoi des enfants réparer les petites pièces des endroit étroits dans les usines de textile pour permettre leur émancipation socio-politique. Cependant, je pense qu’il y a des leçons à tirer de ces mouvements de luttes conduits par des enfants, de la même manière que certaines féministes travaillent aujourd’hui sur les femmes oubliées de l’histoire. Il faut réhabiliter dans l’éducation populaire et la culture dédiée aux enfants et ados, ces histoires de jeunes en lutte contre l’ordre adulte, même si cela fait peur. Il nous faut lâcher prise, et accepter que nous les empêchons de se réaliser en tant qu’individu et en tant que groupe. Nous les limitons dans leurs compétences, leurs réflexions, leur créativité, leur rapport au monde et à leurs pairs car nous les empêchons de se constituer en tant que groupe socio-politique. Nous leur refusons leur droit à faire des choix les concernant, leur droit à la parole et la liberté de mouvement, sous couvert de sécurité et d’immaturité, or nous sommes les premiers responsables du manque d’autonomie des jeunes tant nous les étouffons. Iels n’ont pas de parole publique; c’est d’ailleurs à peine si nous parlons d’elleux en ces temps de campagne présidentielle, si ce n’est pour servir des dessins islamophobes et racistes (cf campagne de com sur la laïcité). Nous annihilons la conscience socio-politique de plus de 15 millions de personnes en France, et considérons comme tout à fait normal qu’un groupe aussi large d’individus n’ait pas mot à dire sur ce qui va constituer son environnement dans le présent et tout au long de la vie.
Nous les avons séparé.es les un.es des autres, chacun.e sa chaise, chacun.e sa chambre, chacun.e son groupe d’humains. Pourtant, une histoire les relie, une culture, des codes, des mœurs, une façon de voir la justice, d’organiser des rites. Iels ne sont pas que des adultes en devenir, mais des membres bien réels d’une société en ruines, dont l’émancipation des groupes dominés est le seul salut. Et les adultes n’ont pas le monopole de la colère.